Interview Emma Morison
Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai besoin de dessiner, et quand je n’ai pas de nouvelles histoires dans ma tête, je sais que ça ne va pas fort. C’est mon moteur, et ce qui me donne et m’a donné envie d’inventer des histoires et de les illustrer, ça a toujours été de lire et de me trouver dans cette bulle chaleureuse entre douce solitude et compréhension auteur-lecteur".
- Bonjour Emma, pouvez-vous nous parler de vous et votre parcours ?
Emma Morison : Bonjour Clouée ! Je suis Emma Morison, artiste, autrice et illustratrice. Pour ce qui en est de mon parcours, j’ai suivi une formation DMA illustration au lycée Auguste Renoir à Paris après mon bac en arts appliqués. Pendant cette formation j’ai pu élaborer 2 éditions complètes et faire de nombreux stages dans des lieux d’impression traditionnelle. Ensuite, je suis partie 5 mois en Argentine à l’aide de la fondation Culture et Diversité. C’est au Centro de Edicion, à Buenos Aires, que j’ai appris la lithographie. Après ce stage à l’étranger, je suis revenue à Paris où j’ai suivi une formation FCND bande dessinée toujours à Auguste Renoir. Ayant principalement développé mon travail d’illustration « éditorial » pendant mon parcours, j’avais envie d’approfondir ma pratique artistique par le biais d’expérimentations plus plastiques, et dans des milieux différents, mais toujours autour de la narration et de l’illustration. C’est pour ça que je suis rentrée à l’ESAL d’Epinal, dans les Vosges, en équivalence. Dans cette école, j’ai pu me familiariser avec des nombreux milieux qui m’étaient encore inconnus : la vidéo, l’installation, la céramique entre autre. J’ai obtenu mon DNA option image et narration en juin dernier, tout en développant un projet d’édition avec la maison d’édition du Pourquoi Pas ? et j’ai décidé de commencer ma carrière professionnelle en free-lance.
Extrait de Mademoiselle vole, texte de Laurence Gillot, illustrations d'Emma Morison, édition Pourquoi pas?
- Comment vous êtes-vous orientée vers ce métier d’autrice ? Quel a été le déclic pour vous diriger vers l’illustration ?
Le déclic, ça a toujours été la lecture. Les livres. Mais ce n’est jamais très clair… En terminale, au lycée, j’ai compris seulement 1 ou 2 semaines avant les concours que ce que je voulais vraiment faire, c’était l’illustration. En fait, j’ai beaucoup de mal à faire des choix. J’aime l’illustration au delà de tout, mais j’aime aussi le tatouage, la céramique, la gravure… Je ne sais pas encore comment va s’organiser ma vie avec autant d’ambitions qui se chevauchent entre elles. J’ai aussi envie d’être conteuse, relieure, artiste au sens plastique du terme et faire d’autres installations comme celles que j’ai pu faire à l’ESAL. Ce qui est bien, c’est que je sais que toutes ces ambitions tournent autour de la narration et de l’illustration. Même en céramique, je trouve toujours un moyen d’illustrer, en utilisant des engobes que je grave ou quoi. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai besoin de dessiner, et quand je n’ai pas de nouvelles histoires dans ma tête, je sais que ça ne va pas fort. C’est mon moteur, et ce qui me donne et m’a donné envie d’inventer des histoires et de les illustrer, ça a toujours été de lire et de me trouver dans cette bulle chaleureuse entre douce solitude et compréhension auteur-lecteur. Mon but maintenant, c’est de créer cette bulle que j’aime tant.
- D’où viennent vos influences artistiques ? Qui vous a transmis cette passion du dessin et l’envie d’en faire votre métier ?
Je pense que mes influences viennent à la fois d’obsessions sur certaines thématiques et de mon entourage. Mes amis illustrateurs m’influencent énormément et ils m’inspirent, c’est sûr. C’est mon père qui m’a offert un carnet et des crayons quand j’étais vraiment petite. C’est aussi grâce à ma famille qui me soutient que je peux me lancer dans ce métier. Et puis finalement, c’est à cause de mon coté obsessif : j’aime la mer, les contes horrifiques, alors je fais un livre avec des centaines de poissons et un autre qui ne parle que de fantômes. J’aime les illustrations qui regorgent de détails parce que j’ai vu un livre de peinture sur laque russe chez ma voisine quand j’avais 10 ans, elle me l’a prêtée et j’ai eu du mal à lui rendre. Et je crois que c’est à partir de ce moment là que je suis persuadée que c’est ça qui est beau et c’est ça qu’il faut faire et c’est ça je veux faire. Et puis évidemment il y a les livres… Saint Exupery petite, Mathias Malzieux collégienne, Roald Dahl découvert sur le tard.
Détails de l'illustration "Le lac aux poissons rouges"
- Pouvez-vous nous en dire plus sur la technique que vous utilisez et sur votre style ?
J’aime utiliser pleins de techniques différentes et j’ai mes périodes. Depuis 1 an, je fais surtout du crayon de couleur. Avant, c’était l’acrylique, et encore avant les encres. J’aime pousser le médium assez loin, jusqu’à avoir l’impression d’en faire ce que je veux, de le maîtriser complètement. Alors à ce moment là, je passe à une autre technique, et comme ça je ne m’ennuie jamais. Pour le triptyque, j’ai voulu utiliser « l’encre brossée ». C’est une technique que je n’ai vu nulle part donc je me suis permise de lui donner un nom : en fait j’utilise des encres colorex avec des pinceaux brosses. Je les sèche un peu contre un papier de test avant d’aller sur le dessin : comme ça je créé des trames qui ressemblent de loin à un travail au crayon de couleur, justement. J’aime l’effet flou et les transparences que me permettent cette technique. En plus, l’usage de pinceaux débloque un peu mes gestes qui sont plus rigides aux crayons.
Et mon style… Eh bien c’est le mien ! J’aime bien le qualifier de fantastique et d’un peu surréaliste. Quand je pense à une image (ou a une histoire) , je cherche ce que je pourrais lui insuffler de surprenant et de magique.
- Quelle est l’étape dans la création que vous affectionnez le plus et celle qui à l’inverse est la plus compliquée à réaliser ?
Dans l’élaboration d’une illustration, ce qui m’agace, c’est le milieu. Je mets énormément de temps à réaliser mes dessins (justement parce que j’aime en profiter pour toujours expérimenter dans mes médiums) et la première étape, celle du croquis, est vraiment géniale. C’est le moment ou les idées de chevauchent et alors il n’y a plus qu’à choisir, c’est excitant. Le début de la réalisation de l’illustration aussi est excitante : je donne des grands coups de pinceaux, je n’ai peur de rien ! Je fonce à toute allure, les volumes apparaissent et la magie opère ! Et puis soudainement, au milieu… Eh bien il y a toutes les hésitations, les second, troisième, quatrième passages de trames différentes (une fois, 8 passages, et c’était au crayon de couleur ! Autant vous dire que c’était long!) et l’ennuie, un peu, qui pointe son nez. Et d’un coup… Tout va mieux ! La fin s’approche. Et là, c’est ma partie préférée : le dessin est bientôt fini, j’ajoute les dernière touches, un peu de jaune pour réchauffer ce coin, un contour bien marqué là et d’un coup tout prend sens, les couleurs se lient entre elles naturellement. Mon rêve, ce serait de finir les dessins des gens. C’est tellement satisfaisant…
J’aime pousser le médium assez loin, jusqu’à avoir l’impression d’en faire ce que je veux, de le maîtriser complètement. Alors à ce moment là, je passe à une autre technique, et comme ça je ne m’ennuie jamais. Pour le triptyque, j’ai voulu utiliser « l’encre brossée ».
- Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos prochains projets artistiques ?
En ce moment je prépare une résidence de deux mois avec le Zinc Grenadine, une association qui fait un festival d’illustration jeunesse dans les Vosges. Pendant cette résidence, je vais faire des ateliers avec des petits et des moins petits, et je vais aussi pouvoir avancer sur mon projet jeunesse actuel « Le gang des ABC et la cabane hantée ». C’est un récit centré autour de 4 adolescents qui s’ennuient en été et qui vont être confrontés à toutes sortes de phénomènes paranormaux. J’ai vraiment hâte de pouvoir reprendre cette histoire que j’avais commencé pour mon diplôme à l’ESAL d’Epinal. Je rêve depuis que je suis toute petite d’écrire une nouvelle d’horreur, ça sera chose faite ! Sinon, je compte développer des micro-éditions pour mon collectif de copains, le collectif « Pagaille ».
- Pouvez-vous nous parler des émotions que vous ressentez lorsque votre dessin est terminé et à quel moment vous actez qu’il ne nécessite plus aucune retouche ?
La satisfaction ultime ! En général, je sais qu’un dessin est fini quand je le montre à l’ensemble des personnes qui m’entourent et qu’elles ont toutes des réactions ultra positives. Ma maman par exemple, même si elle ne fait pas du tout partie du milieu artistique, est très bonne critique. On voit dans ses yeux quand il manque quelque chose. En fait, j’ai besoin des autres à ce moment là. Je vis en colocation, et c’est arrivé plus d’une fois que je demande « il faudrait mettre quelle couleur pour son chapeau ? ». N’empêche, il me semble qu’avec le temps, je le fais plus par habitude que par réel besoin. C’est arrivé souvent que l’on me conseil un « rose » et que je choisisse de le laisser blanc, parce que finalement, le dessin est très bien comme ça et puis c’est fini c’est tout. En général aussi, je dessine toute la journée et je finis mon dessin quand je suis fatiguée !
Emma & ses crayons
- Quelles sont vos routines de travail ?
Le matin je m’occupe de toutes les choses qui nécessitent d’avoir un cerveau : être sociable, organisée. Je m’occupe de répondre à des mails, d’appeler, de préparer ma semaine ou ma journée si vraiment je suis en retard. L’après midi, je dessine. Il faut que le taille crayon soit dans un petit couvercle de confiture à gauche, ma gomme à côté, ma planche à découper bien calée, mes références au dessus ; et puis à droite mes crayons ou bien mes encres, un petit mouchoir, mes pinceaux etc. En général j’écoute des podcasts avec ma petite enceinte bleue, sur l’étagère… Tout est assez calculé, comme ça quand tout est en place, ça y est, je peux commencer à me concentrer, à me mettre dans ma bulle.
- Parlez-nous du processus créatif de ton triptyque… Comment l’avez-vous pensé et imaginé ? Quelle est son histoire ?
Je ne sais pas par quel chemin, mais j’avais en tête une idée de composition : j’avais dessiné il y a longtemps un arbre avec de grandes jambes, qui prenait toute une page. En général, je fais plutôt des compositions avec tellement d’éléments que le regard se perd. J’aime bien cet effet là, mais j’avais envie de changer : alors j’ai pensé à cette grande montagne qui serait au centre de la page. Et en haut de cette montagne, j’ai imaginé une toute petite dame en rouge. Ce rapport du grand au petit, ce n’est pas habituel non plus. J’avais feuilleté quelques illustrations de Dubout et j’en avais vu une, qui m’avait marquée : c’était l’illustration d‘une toute petite barque juste à côté d’un immense paquebot qui prenait toute la page. Finalement, je me suis dit que ce serait bien plus rigolo si en fait, elle était la montagne. Et comme il fait froid, ce serait une dame - montagne de manteaux ! Pour la seconde illustration je me suis laissée inspirer par la thématique des vêtements d’hiver (sans doute conjuguée avec mon dessin d’arbre) et voilà : des arbres à chaussettes et écharpes ! Finalement, la troisième m’est venue après avoir dessinée la deuxième illustration. Je m’étais mise d’accord sur le sens du vent : de droite à gauche. Et dans mon croquis, on aurait dit que la scène se passait sous l’eau. Je me suis dis que c’était drôle, de ne pas savoir si on était dans l’eau ou dans les nuages. Alors j’ai imaginé la petite dame qui pêche des poissons dans un creux de nuage.
Albert Dubout, Marius (1948)
- Quel est l’artiste qui vous cloue le bec ?
Pour n’en citer qu’un.e en voici plusieurs : Camille Jourdy, Kitty Crowther, récemment Marie Ponchon et Marcelo Canevari !
Illustration de Camille Jourdy
- Un film, une série, une bande dessinée, un livre qui vous clouent au lit ?
J’adore Vipère au poing d’Hervé Bazin, sinon je dirais Kiki la petite sorcière d’Hayao Miyazaki.
- La dernière chose que vous ayez encadré et accroché ?
Un super print de Lisa Chetteau qui s’appelle « la chasseuse de fantômes »!
- Quel est le sentiment que vous ressentez en imaginant votre illustration accrochée au mur chez nos clients, faisant ainsi partie de leur quotidien ?
Un sentiment d’amitié ! Il me semble que s’ils aiment mes dessins et mes idées farfelues, alors l’air de rien, on partage certaines choses en commun. Merci !
- Merci Emma pour cet échange !